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Ce que le jour doit à la nuit - Roman de Yasmina Khadra
 
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• Type de document : Roman
• Nombre de pages : 210
• Format : .Pdf
• Taille du fichier : 976.56 KB
Extraits et sommaire de ce document
Mon père était heureux. Je ne l’en croyais pas capable. Par moments, sa mine délivrée de ses angoisses me troublait. Accroupi sur un amas de pierraille, les bras autour des genoux, il regardait la brise enlacer la sveltesse des chaumes, se coucher dessus, y fourrager avec fébrilité. Les champs de blé ondoyaient comme la crinière de milliers de chevaux galopant à travers la plaine. C’était une vision identique à celle qu’offre la mer quand la houle l’engrosse. Et mon père souriait. Je ne me souviens pas de l’avoir vu sourire ; il n’était pas dans ses habitudes de laisser transparaître sa satisfaction – en avait-il eu vraiment ?… Forgé par les épreuves, le regard sans cesse aux abois, sa vie n’était qu’une interminable enfilade de déconvenues ; il se méfiait comme d’une teigne des volte-face d’un lendemain déloyal et insaisissable.
Je ne lui connaissais pas d’amis. Nous vivions reclus sur notre lopin de terre, pareils à des spectres livrés à eux-mêmes, dans le silence sidéral de ceux qui n’ont pas grand-chose à se dire : ma mère à l’ombre de son taudis, ployée sur son chaudron, remuant machinalement un bouillon à base de tubercules aux saveurs discutables ; Zahra, ma cadette de trois ans, oubliée au fond d’une encoignure, si discrète que souvent on ne s’apercevait pas de sa présence ; et moi, garçonnet malingre et solitaire, à peine éclos que déjà fané, portant mes dix ans comme autant de fardeaux.
Ce n’était pas une vie ; on existait, et c’est tout. Le fait de se réveiller le matin relevait du miracle, et la nuit, lorsqu’on s’apprêtait à dormir, on se demandait s’il n’était pas raisonnable de fermer les yeux pour de bon, convaincus d’avoir fait le tour des choses et qu’elles ne valaient pas la peine que l’on s’attardât dessus. Les jours se ressemblaient désespérément ; ils n’apportaient jamais rien, ne faisaient, en partant, que nous déposséder de nos rares illusions qui pendouillaient au bout de notre nez, semblables aux carottes qui font avancer les baudets.
En ces années 1930, la misère et les épidémies décimaient les familles et le cheptel avec une incroyable perversité, contraignant les rescapés à l’exode, sinon à la clochardisation. Nos rares parents ne donnaient plus signe de vie. Quant aux loques qui se silhouettaient au loin, nous étions certains qu’elles ne faisaient que passer en coup de vent, le sentier qui traînait ses ornières jusqu’à notre gourbi était en passe de s’effacer.
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